Les routes de la liberté - Bolivie (2020) - Les voyages du P'tit Malet
Les routes de la liberté
La Bolivie au temps de la COVID - 2020
Amémrique
Bolivie: les routes de la liberté
Octobre-novembre 2020

Introduction

2020 est une année particulière. Retourner en Bolivie n'était pas ma première idée, ni même mon « plan B ». Il fallait s'adapter aux contraintes et à de nouvelles conditions d'entrée. À quelques semaines du départ, la Bolivie s'imposait comme un choix de premier plan. Il s'agira de l'un de mes plus beaux voyages. Un voyage en quête de liberté sur les routes et pistes boliviennes alors même que la France connaît son second confinement. Depuis les plaines de l'Oriente jusqu'à l'un des plus beaux déserts d'altitude du monde.

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Distance
2 310 km
Durée
30 jours
Point culminant
6 033 m
% de pistes
50 %
La carte du voyage
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Bolivie

« No tienes miedo ? »

Il n'est pas encore 8 h du matin. Les premiers rayons du soleil plongent la plaine de Santa Cruz dans une chaleur suffocante. 
Les 14 heures de vol ont littéralement plié ma roue avant. Je charge mon vélo à l'arrière d'un taxi, demandant avec humour au chauffeur s'il n'a pas peur d'emmener un étranger à ses côtés, sans bâche de protection. « Hay que comer (il faut bien manger.) », me répond-il dans un sourire bienveillant. En ce mois d'octobre, la Bolivie est en plein déconfinement. Les frontières aériennes sont à nouveau ouvertes depuis septembre, et l'économie est encore commotionnée du long printemps (début de l'hiver dans l'hémisphère Sud) durant lequel l'épidémie avait atteint un pic. Si bien que la question qui se posait fût de savoir s'il était préférable de mourir du virus ou de mourir de faim. L'économie n'avait pas d'autre choix que de se libérer, et la plupart des Boliviens de lutter pour leur travail, pour leur survie.
Jésus m'emmène jusque dans le centre, dans une rue où se côtoient une poignée de petits magasins de cycles. Ici, à même le sol, ma jante est accueillie par la force brutale de coups de pieds auxquels succède la délicate précision de quelques tours de clé à rayon. La cause semblait désespérée. Pourtant, avec un artiste de la réparation, en moins de 15 minutes, ma roue est réparée. 
Mon voyage à vélo peut commencer. Il est à peine 10 heures, et les avenues de Santa Cruz sont étrangement calmes. Quelques fourgons blindés patrouillent à travers les rues perpendiculaires de cette ville circulaire. Les élections ont eu lieu la veille dans un climat électrique (et torride à Santa Cruz). Et le parti de Evo Morales, ancien président destitué par les manifestations d'octobre 2019, a remporté la majorité absolue dès le 1er tour. « Tout ça pour ça... » , me lançait Jésus, dépité... 

Sortie de la ville : premier embranchement et premier choix. J'hésitais à prendre la route au sud, à travers une longue plaine jusqu'à Tajira pour y savourer notamment quelques-uns des meilleurs vins du pays. Mais rouler plusieurs jours avec des températures dépassant les 40 °C ne m'enthousiasme pas. J'opte donc pour la route classique, la « carretera antigua » jusqu'à Sucre, puis Potosi. Une route qui jongle entre les montagnes et les micro-climats.

Je quitte déjà les plaines fertiles de l'Oriente pour embrasser des montagnes tapissées d'immenses forêts subtropicales.
Des enfants plongent dans la rivière. Des klaxons en trompette m'indiquent la proximité de vendeurs de glaces ambulants. Plus loin, des échoppes proposent desayunos (petit-déjeuners) ou almuerzos (déjeuners). Des pauses rafraîchissantes qui me rapprochent de la vie locale. Le port du masque y semble optionnel. Quant au couvre-feu (de 21 h à 5 h), il s'avère bien théorique. 
« Miercoles llueve ». Dans les villages, on semble attendre davantage la pluie que l'on ne se soucie des résultats des élections. 

La route suit le fil d'une rivière et s'enfonce dans les montagnes. J'effectue un aller-retour de quelques kilomètres sur une piste particulièrement raide (plus de 10 % de moyenne sur 5 km) jusqu'au Refugio de los Volcanes. Ou plutôt un embranchement vers le refuge. Là-haut, un mirador ouvre sur les montagnes karstiques du parc national Amboro. Il constitue un lieu de bivouac singulier pour profiter du lever de soleil sur un enchaînement de montagnes tropicales, qui dressent leurs falaises rosissantes et verticales au-dessus d'une jungle luxuriante.

Retour sur la route principale qui n'est décidément pas encombrée par le trafic... Quelques dizaines de camions et minibus circulent quotidiennement jusqu'à Uyuni. L'asphalte alterne avec des morceaux de pistes. Une nouvelle montée et un détour supplémentaire me mènent jusqu'à l'ancienne forteresse inca et pré-inca de Samaipata. À l'entrée, on m'indique que le port du masque est obligatoire. Je suis pourtant le seul visiteur sur ce vaste complexe archéologique qui demeure l'un des rares exemples d'architecture rupestre en Amérique latine. 

Arriba Perú !

« Arriba Perú ! ». Sur la route de Potosí se perçoivent des clameurs venues d'automobilistes ou de passants. Mon maillot fait son effet. « Tu es Péruvien ? » , me demande-t-on parfois. Un Péruvien de cœur. Je me demande comment j'ai pu laisser cette partie du monde pendant cinq ans. Car je me sens bien en Amérique latine. L'approche est aisée, les contacts sont faciles. Dans l'Oriente, j'ai en permanence le sentiment d'être reçu comme un membre de la famille. On est à l'autre bout du monde, mais on se sent comme chez soi. 

Si l'altitude n'atteint pas encore des chiffres extrêmes, la route nationale 5 n'est jamais plate et oscille avec près de 2000 m de dénivelée chaque jour. Sur un asphalte parfait, je m'accroche comme je peux aux rares camions. La chaleur dans les vallées m'oblige à de longues pauses dans les villages dans l'après-midi. Les paysages changent d'un versant à l'autre. Ainsi, aux forêts subtropicales et aux prairies se succèdent des montagnes arides peuplées d'acacias et de cactus, rougeoyantes aux couchers de soleil.

J'atteins Sucre en cinq jours. La capitale administrative s'accroche à près de 2800 m d'altitude et déploie par-delà ses immeubles de brique de belles ruelles coloniales. Des ruelles blanches et perpendiculaires aux carrefours desquelles émergent des églises coquettes et baroques. 
Je ne m'attarde pas à Sucre : je ne m'accoutume pas au port du masque et décide de poursuivre directement vers Potosí
Les arbres se raréfient et les montées se succèdent pour atteindre l'altitude de 3 000, puis 4 000 mètres. 

La Bolivie ? Jamais sans mon Potosí !

À près de 4000 m d'altitude, les Espagnols ont bâti à coup de balcons andalous et de façades baroques une ville minière s'appuyant sur le Cerro Rico. Une montagne qui était jusqu'au XIXe siècle la plus argentifère au monde.
Potosí incarne à elle seule un pan de l'histoire sud-américaine, si bien que l'on pourrait presque résumer les richesses et les maux de la période coloniale à travers elle. Potosí était le poumon économique de tout l'empire colonial espagnol, un joyau de la couronne Habsbourg puis Bourbon, l'une des plus grandes métropoles des Amériques, plus peuplée que Londres ou que Paris à la fin du XVIIe siècle. L'Espagne du Siècle d'or s'appuyait sur Potosí autant que celle-ci se reposait sur une montagne qui irriguait littéralement l'Europe renaissante d'argent.
Mais ici plus qu'ailleurs, les amérindiens y ont subi la mita, des travaux forcés dans les mines qui ont tué plusieurs millions d'entre eux (selon les sources) en moins de trois siècles. La mita a indirectement participé au déclin démographique des amérindiens, qui, mêlée avec l'exploitation minière, a renforcé le commerce triangulaire. Le commerce d'esclaves africains explique ainsi le métissage culturel (et de la musique notamment) et d'une partie de la population sud-américaine, de la Bolivie à la Colombie. 

Aujourd'hui, Potosí reste une ville minière. On y extrait désormais plus de zinc ou d'étain que d'argent. Et au-delà de ses belles maisons coloniales et colorées s'entassent des maisons de briques. 
Comme en Europe, le masque est obligatoire en ville. On désinfecte les pièces et les billets, on nettoie les chaussures à l'alcool avant d'entrer, on prend même la température devant les supermarchés. La plupart des hôtels et restaurants demeurent fermés. Les gens semblent avoir un peu plus peur de sortir qu'ailleurs en Bolivie. 
Je suis seul à l'hôtel, le seul touriste en ville d'ailleurs. « Tu es notre premier client étranger depuis le mois de mars ». La phrase sonne comme un retour brutal à la réalité d'une ville qui dépend aussi en partie du tourisme. Elle réveille les conséquences économiques et sociales du virus, et rappelle que la peur du voyage persiste encore. Une peur bien plus déstructrice que le virus lui-même.

Vivre libre.

Peu à peu, les dénivelées laissent place aux vents. Je ne quitterais plus les 3500 m d'altitude jusqu'à La Paz. Les paysages désertiques dévoilent alors, en toile de fond, des cônes volcaniques qui trônent sur l'un des plus vastes plateaux d'altitude au monde.
Uyuni, ancienne ville minière et poussiéreuse posée sur Altiplano, marque le début de la piste. Des pistes de sable ou de cailloux qui accompagneront mon quotidien jusqu'au parc de Sajama, 1000 kilomètres plus loin. Celle menant à San Cristobal, plutôt en bon état, trace un long sillon de terre comprimée à travers la puna. Une autre, plus cahotante, bifurque jusqu'à San Antonio de Lipez à travers des villages isolés. 

Une pause dans un hameau perdu au milieu de nulle part. Lido vient à ma rencontre. « Mais...comment fais-tu pour gagner ta vie ici ? ». Des élevages de lamas, des champs de quinoa, des mines... On échange sur nos vies, sur le confinement et la panique qui s'est emparée du monde depuis quelques mois, une folie dont ces villages ont été préservés. Son visage tanné s'illumine dans un grand sourire : « Ici, je suis libre ». 
Absence d'éducation, de soin, ou de confort : je n'envie pas la rudesse des conditions de vie des habitants. Toutefois, dans un contexte où l'exode rural est encore bien présent, la pandémie a ravivé une de leurs plus belles richesses : la liberté. Un sentiment partagé dans tous les petits villages que je traverserai. Un sentiment essentiel pour faire perdurer la vie dans cette partie de l'Altiplano, si désertique. 

La piste longe, puis traverse la cordillère de Lipez. Les pentes s'accentuent, les montées s'intensifient, l'oxygène se raréfie. Au pied du cerro Lipez, une ancienne cité minière et coloniale s'est convertie en un village fantôme que ne redoutent pas une foule de viscaches. Les paysages, grandioses, rougissent au coucher du soleil, pendant que la pleine lune vient observer – ou compléter – ce spectacle incandescent. Au loin, le double cône de l'Uturuncu couronne le désert à plus de 6000 m. Et un des lieux parmi les plus inhospitaliers de la planète devient ainsi un enchantement permanent. La cordillère Lipez méritait bien un détour.

« Le parc national est fermé jusqu'en janvier ». Je suis pris par surprise à l'entrée du parc national Eduardo Avaroa, connu pour ses lagunas (laguna Verde, laguna Colorada, etc.). Je ne comptais pas les rejoindre et pointe du doigt le cerro Uturuncu : «Je voudrais juste monter ce volcan».
Le garde de la SERNAP m'explique que je peux contourner la piste principale, mais pas question de me laisser passer ici. L'application Maps.me aidant, il suffit d'un détour hors des sentiers battus pour me retrouver quelques kilomètres plus loin, dans le parc national. Dernière halte dans un village avant d'entamer la première partie de l'ascension : cette nuit, je bivouaquerai sur les flancs du volcan.
Il n'y a pas beaucoup de pistes carrossables dépassant les 5700 m d'altitude. Tout au plus une petite dizaine dans le monde. La grande majorité d'entre elles se situent sur les contours du plateau tibétain et sont inaccessibles et interdites aux étrangers. Celle menant vers les anciennes mines du cerro Uturuncu est une exception.
Pendant près de 6 heures, je pédale ou pousse mon vélo sur une piste tantôt sablonneuse, tantôt caillouteuse. Je m'arrête fréquemment, le souffle coupé, respirant à plein poumon une odeur d'œuf pourri. Du souffre, autrefois extrait des mines jusque dans les années 1990, saupoudre les ultimes pentes du volcan. La piste domine les hauts plateaux du Lipez. Un ciel pur, d'un bleu indigo, détonne avec les couleurs brunes orangées des montagnes. Je hisse mon vélo jusqu'au passage entre le double cône volcanique à 5770 m d'altitude. Il ne me reste que quelques longues minutes de marche pour gravir le sommet, situé à 6030 mètres d'altitude.

Retour à Quetena Chico. Au Nord, la piste habituellement parcourue par les 4x4 de voyageurs s'échappe de la cordillère Lipez et secoue sacoches et vélo. De rares automobilistes s'arrêtent: « Quand renviendront les touristes ? »
À la puna de vigognes succèdent d'opulents bofedales, des zones humides où s'entremêle un écosystème varié : moutons, lamas, mouettes et oies des Andes, ou encore flamands roses.
Je longe l'un d'eux par une piste délaissée pour entrer dans Alota, unique bourgade avant cinq nouvelles journées de puna et de salars.
Le village est désertique et déserté. Tout le monde semble s'être donné rendez-vous au cimetière pour fêter joyeusement dans l'alcool et pendant plusieurs jours Todos Santos (la Toussaint).
À la recherche d'un hôtel, je rejoins la sortie du village et la piste principale ralliant Uyuni à la frontière chilienne. Une petite barrière peine à en contrôler l'accès. Le gardien masqué m'explique que le village est bouclé en raison de l'épidémie : ne passent que ceux ayant une autorisation ou un motif. «D'ailleurs, par ou es-tu entré ?»... Après quelques minutes d'attente et un appel à sa hiérarchie, on m'autorise à dormir dans un petit hôtel qui borde la piste principale... À condition de ne pas en sortir. Je pourrai enfin prendre une vraie douche, laver mes affaires, et recharger mes batteries. Que ce soit pour entrer dans un parc national fermé ou dormir dans un village bouclé, l'Amérique latine offre toujours des solutions.

Manteaux de sel et palais de volcans. 

La piste s'échappe de Alota et serpente entre les volcans. Retour dans la puna : au loin quelques villes minières sont transpercées par une ligne de chemin de fer. Les passages apathiques des rares trains de marchandises paraîssent être les seuls moments d'agitation quotidien. 

Après un détour de plusieurs centaines de kilomètres de part et d'autre de la cordillère de Lipez, j'atteins enfin le plus grand désert de sel du monde : le salar de Uyuni. 
Plus de 60 milliards de tonnes de sel, 10 600 km² (soit l'équivalent de trois à quatre départements français), 3 650 mètres d'altitude. Et sous la croûte de sel, sans doute près d'un quart des réserves mondiales de lithium. Des chiffres vertigineux pour un paysage d'un blanc horizontal. Un blanc total, immaculé, parfaitement plat et qui s'étire à l'infini. 
Au loin flottent une poignée de morceaux de terre. Autant d'îles-oasis qui émergent du sel et depuis lesquelles pointent une forêt de cactus, gardiens millénaires de cette immensité. 
D'habitude, sur Salar, on croise des 4x4 (jusqu'à une petite centaine par jour se pressent autour de l'Isla Incahuasi en haute saison.) Et, si l'on scrute l'horizon, on aperçoit toujours quelques cyclo-voyageurs. Mais cette fois, je suis seul. Le blanc est l'unique couleur, à perte de vue. Les traces des véhicules sur le sel cristallin ont presque disparu. Et, tel un capitaine de navire, je navigue d'île en îles pour échouer finalement sur l'Isla del Pescado, plus grande et plus sauvage que sa voisine Incahuasi. C'est déjà le terme d'une petite journée de vélo pleinement imprégnée dans cette étrange nouvelle dimension. Je n'ai plus qu'à camper dans ce décor d'exception, sous un ciel étoilée et face au gigantesque manteau de sel.

Ma route diffère de celle empruntée il y a huit ans. Je file vers l'Ouest jusqu'à Llica, petit village posé sur une mince bande de terre de quelques kilomètres. Un intermède de pistes parfois sablonneuses. Je traverse déjà le salar de Coipasa, cinq fois plus petit que son ainé, mais qui reste la seconde plus grande étendue de sel au monde. Le salar est aussi plus humide, surtout dans ses derniers contreforts. Le sel s'accumule sur mon vélo, s'éparpille sur mes sacoches, et éclabousse mes vêtements. Il n'y a plus qu'une petite succession de pistes pour atteindre Sabaya, où je pourrai laver mon vélo et poursuivre sur une route asphaltée jusqu'à Huachacalla.

Huachacalla : c'est ici que j'avais passé Noël en 2012. Mais j'échoue à retrouver mes hôtes de l'époque. L'intervalle asphalté est déjà terminé : une piste coupe au Nord sur plus d'une centaine de kilomètres jusqu'au parc de Sajama. Au bout de la puna, les silhouettes enneigées des volcans se dessinent : Sajama, Parinacota, ou encore Acotango. 

Sur l'épaule de l'Atacama, à quelques encablures de la frontière chilienne, des dizaines de chullpas colorées sont autant de mausolées issus des cultures incaiques, pré-incaiques et aymaras.
Pour moi, elles forment un site archéologique extraordinaire, oublié et perdu au cœur d'une puna désertique, surmonté par des volcans tous situés à plus de 6000 m d'altitude. Elles sont aussi un excellent lieu de bivouac : les mausolées protègent du vent. Cette nuit, je dors avec les esprits, et les momies que certaines Chullpas abritent encore ne m'en voudront sûrement pas...
Je suis réveillé par des militaires. On inspecte les chullpas. Les contrebandiers y cacheraient-ils de la drogue? « Pas de problème, tu peux dormir ici, si les chullpas et les momies ne te font pas peur ».
À y réfléchir, dormir avec les momies est en fait plus raisonnable que de croiser des narco-traficants.

Une cinquantaine de kilomètres de pistes longent cerro Acotango. Je retrouve une route asphaltée, l'axe principal entre Arica et La Paz. Il y a quelques années, j'avais traversé le désert de l'autre côté de la frontière, à quelques kilomètres de là, pour y admirer ce qui demeurent quelques-uns des plus beaux paysages de notre planète. 
Le parc national de Sajama n'est pas en reste. Un petit détour permet de s'inviter dans ce royaume aux palais de volcans. Une enceinte de seigneurs trônant à plus 6000 m de haut, vêtus chacun de leur chappe enneigée et rivalisant de majesté. 
Je brave une nouvelle fois le couvre-feu (de 21 h à 5 h) et décide de sortir de ma tente pour admirer encore une fois le ciel nocturne. Confiné dans ce désert d'altitude, protégé par une ceinture de cônes volcaniques et sous un immense tapis d'étoiles, je n'ai jamais été aussi libre. Ce soir, pas de Voie Lactée, mais juste des millions d'étoiles, filant ou scintillant au-dessus du point culminant de Bolivie.

Illimani : seigneur des Andes.

Une halte dans un village aux maisons de briques et de béton. Curahuara est si laide qu'il est difficile de croire qu'elle abrite l'une des plus belles églises d'Amérique latine.
Le père Rafael m'ouvre les portes d'un joyau de l'art colonial, Augustin, puis Dominicain. Il m'en conte les détails avec passion. 
Les murs de la petite église sont recouverts d'incroyables peintures des XVIIe et XVIIIe siècles. Sur certaines d'entre elles, les conquistadores remplacent les Romains, et les lamas se substituent aux chevaux dans un syncrétisme si andin.

La route asphaltée file sur un plateau d'altitude aux collines aiguisées et aux steppes multicolores parsemées de quelques chullpas. J'arrive à Patacamaya, ville carrefour sur l'axe principal Oruro-La Paz. J'ai le souvenir d'une route particulièrement dangereuse, encombrée par un trafic incessant sur une chaussée étroite. Il s'agit désormais d'une 2 x 2 voies empruntée par peu de véhicules, conséquence probable des mesures pour endiguer l'épidémie. 

Il ne me reste que quelques dizaines de kilomètres pour rejoindre La Paz et cinq jours pour découvrir ou redécouvrir les environs. Les journées passées à l'air libre n'ont jamais été aussi précieuses. 

Les yungas ne se situent qu'à quelques kilomètres de la capitale. Pourtant, cet étage climatique andin si particulier est bien éloigné des panoramas qu'offrent les hauts plateaux désertiques. Depuis un col à plus de 4600 m, on descend au cœur d'une forêt tropicale qui accroche aux pentes orientales de la grande cordillère. Près d'une soixantaine de kilomètres de descente pour rallier les 1500 m de Coroico. Un gouffre. 
Un mince ruban de piste ondule sur le flanc de montagnes vertigineusement verdoyantes: la Route de la Mort s'est reconvertie en piste cyclable. Les véhicules lui préfèrent désormais la route asphaltée filant sur une crête parallèle.
Mais cette année est à part. Et le camino de la muerte n'est pratiquement plus emprunté par les touristes : après quelques kilomètres, la piste est bloquée par des coulées de boue qui m'obligent à retourner sur la route principale. 

Le lendemain, je retrouve des altitudes plus familières. Après le passage d'un col à plus de 4500 m, la piste effleure le massif du Mururata, puis serpente à flanc de montagnes et de précipices face à l'Illimani. Le géant exhibe ses faces glaciaires, majestueuses et imposantes, et qui s'éclipsent au détour d'un virage. La route se faufile entre des pentes minérales depuis lesquelles plongent un labyrinthe de vallées arides. Je ne peux m'empêcher de crier. « Qu'est-ce que c'est beau ! ». Assurément l'un des plus beaux itinéraires des Andes à vélo. 

Ma quiétude est interrompue par un bruit. Je n'arrive plus à pédaler : ma patte de dérailleur s'est brisée. Sollicitée la veille sur le toit d'un mini-bus rentrant énergiquement vers La Paz, elle n'a pas résisté à de nouveaux assauts. Je retire mon dérailleur et raccourcis ma chaîne pour effectuer les ultimes hectomètres avant un somptueux bivouac, entre Illimani et abîmes. 
Alejandra et Ariel, partenaires de Allibert-Trekking, m'ont rejoint pour une randonnée qui s'engouffre dans le ventre de l'Illimani à travers une enfilade de bofedales, de cascades et de moraines jaunes ou orangées. Une immense arête rocheuse vient mordre de part et d'autre le gigantesque chaos de glaciers craquelés dégoulinant des trois sommets de l'Illimani, tous situés à plus de 6000 m. Et les glaciers se mélangent au ciel, à la roche noire, brune, ou mordorée. L'Illimani est un seigneur des Andes. Un seigneur multicolore.

Un bon moment pour voyager.

C'est en 4x4 que nous rentrons à La Paz. La capitale (administrative) de Bolivie étale ses maisons sur chaque parcelle d'un cirque de près de 600 mètres de dénivelée. Elle contraste avec le reste de mon voyage. À tous ses étages, La Paz grouille, s'agite jusque dans l'incessant trafic qui s'agglutine à travers ses entrelacs d'avenues. La Paz m'offre mes derniers instants boliviens. Bientôt, je serai de retour en France. 

En Bolivie comme partout ailleurs, on me demande souvent pourquoi je choisis de voyager à vélo. Bien sûr, je reste passionné de cyclisme. Mais ce mode de transport permet aussi d'aborder le voyage de manière différente. Car voyager à vélo, c'est être libre. En laissant cours à l'improvisation, je suis libre de choisir, de composer, de changer mon itinéraire au fil des jours et au gré de mes envies. 
Libre d'accepter de charger occasionnellement mon vélo sur un pick-up ou un camion, comme de parcourir et de sillonner les pistes les plus engagées.
Libre de dormir où je le souhaite, sous le regard d'une myriade d'étoiles ou d'une pléiade de volcans enveloppés dans leur manteau de neige.
Libre de m'arrêter dans des villages où personne ne s'attarde parce qu'ils ne présentent pas d'intérêt touristique. Ils constituent souvent des moments précieux et autant d'occasions et de rencontres avec les locaux.
Libre de m'émouvoir dans ces grandes étendues que l'on parcourt et que l'on mérite à la force de ses mollets. Et on savoure alors le surprenant spectacle du voyage. Un spectacle permanent et intimiste.
La France est confinée. Et c'est peut-être parce que nous bafouons ce principe que jamais cette liberté ne m'aura paru aussi importante. Mais il faut croire que notre vieux continent est malade. Un mal plus ancien que ce virus. Nous sommes gangrénés par la peur. Une peur qui nous fait oublier nos valeurs fondamentales. Alors, on accepte de rester chez soi, de s'arrêter de vivre. On n'accepte plus le risque, même mesuré, qui fait pourtant partie de la vie. Qui vais-je contaminer en pédalant seul dans le désert ? Les mesures liberticides freinent l'économie et découragent le travail. Couplé avec les aides de notre Etat, le confinement est devenu un confort : travailler ne devient plus une normalité. En Bolivie comme dans bien des pays, le confinement n'est plus une option : il en va de la survie de ses habitants, forcés à reprendre leurs activités. 
Certainement, tout le monde attend de voyager et de se retrouver en foules dans les mêmes lieux et au même moment. Ce jour-là, il y aura certainement à nouveau plus d'une centaine de 4x4 chaque jour sur le salar, plus de photographes que de flamants roses dans le Lipez, d'innombrables flâneurs sur les îles du lac Titicaca, et une enfilade de trekkeurs dans la cordillère Royale. 
J'ai eu le bonheur et l'impression d'avoir eu la Bolivie pour moi seul, de m'imprégner intimement de ses déserts, d'aller à la rencontre de ses habitants qui n'ont plus croisé un seul étranger depuis des mois. Peut-être ne revivrai-je plus jamais ces moments. Ce voyage était unique. Et c'était peut-être l'un des plus beaux.  

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