Traversée du Caucase, de l'Elbrouz à l'Ararat - Russie, Géorgie, Arménie (2018) - Les voyages du Ptit Malet
Les Gardiens du Caucase
De l'Elbrouz à l'Ararat - 2018
Moyen-orient
Les gardiens du Caucase
Septembre 2018

Introduction

Il m'aura fallu neuf ans avant de me décider à retourner dans le Caucase. Ce massif à cheval entre l'Europe et l'Asie m'avait laissé de d'excellents souvenirs. Depuis plusieurs années, je songeais retourner dans l'un des pays qui m'a le mieux accueilli jusqu'à présent : la Géorgie. De même, la météo ayant fait capoter mes rêves arméniens en 2011 (de retour d'Iran), cette année sera l'occasion de découvrir ce pays riche et varié.
Mais je ne voulais pas me limiter à ces 2 régions. Le nord-Caucase me fascine : ses sommets légendaires dont l'Elbrouz (le plus haut d'Europe), ses peuples multiples, ses nécropoles millénaires... Le tout dans une région à l'abri des regard des touristes qui lui préfèrent le Sud du massif.
Noé, Jason, ou encore Prométhée : le Caucase n'en n'est plus à un mythe près. Ce voyage a pour objet une traversée d'une part et d'autre de ces montagnes, de l'Elbrouz aux Aragats, et sous la protection – par extension – de l'Ararat.
De l'Elbrouz à l'Ararat, d'un volcan à l'autre, sous le regard des gardiens du Caucase.

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Distance
1 300 km
Durée
15 jours
Point culminant
2 890 m
% de pistes
10 %
La carte du voyage
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Russie (Kabardino Balkarie - Ossétie du Nord)

En tête à tête avec l'Elbrouz

Il ne suffit que de quelques heures de vol pour rejoindre le petit aéroport de Krasnodar, une ville industrielle située au Sud-Ouest de la Russie, dans une large plaine entre le Caucase et la mer Noire.
Il est à peine 3 heures du matin. La ville de 800 000 habitants dort encore. Un bus vétuste m'emmène jusqu'à Kislovodsk, neuf heures de route et quelques 300 kilomètres plus à l'Est.
Cette station thermale populaire lovée dans le piémont caucasien est le véritable point de départ de mon voyage.

Une route asphaltée monte et enchaîne les cols à plus de 2000m dans des pentes aux pourcentages élevés. Les routes caucasiennes sont de véritables montagnes russes, dont chacun des sommets offre un aperçu sur la double cime enneigée de l'Elbrouz. Détaché sur une proéminence au nord de la dorsale caucasienne, le volcan éteint s'élève largement et s'impose nettement au delà de pâturages verdoyants.
Des bergers tcherkesses m'invitent au thé tandis que, plus loin, des excursionnistes préfèrent m'inciter au cognac local, sorti du coffre d'une vieille Lada au milieu d'un bric-à-brac d'outils, pneu, et de restes de pique-nique.
La route longe une large ligne de crête arrondie tournée vers le géant du Caucase. Je bifurque sur une petite piste vertigineuse taillée à flanc de montagne et campe à plus de 2800m d'altitude. Sur un promontoire suspendu plusieurs centaines de mètres au dessus de la vallée, un improbable bivouac me propose un petit-déjeuner en tête à tête avec l'Elbrouz. Un rendez-vous intime au coeur d'un panorama hypnotique. Durant le spectacle du lever du soleil, l'immense chapeau blanc aux pentes recouvertes de neiges et de glaces se pare de couleurs rougeoyantes, avant de s'illuminer peu à peu.
L'Elbrouz, ce sommet siamois culminant à 5640 et 5620m, domine le paysage dans un formidable isolement. Les nombreux glaciers qui l'enserrent s'élèvent dans un ciel azur et sans nuage et contrastent avec les flancs mi-verts mi-châtaigne des montagnes environnantes.

Je descends sur un petit sentier parmi des dizaines de randonneurs. Autant d'excursionnistes ou de touristes russes, daghes, ossètes, ou balkares qui viennent ici le dimanche afin d'admirer le véritable toit de l'Europe. Tous m'interpellent. « Je suis Français ». Je m'efforce toujours de répondre en russe. Les sourires peinent à dissimuler une curiosité bienveillante : on me serre la main, on me questionne. « Tu te rendras dans mon pays ? » me demande un daghe.

A l'écart de la route, une piste traverse des montagnes et s'éloigne de l'Elbrouz dont le sommet se couvre déjà de nuages. Deux cols à près de 2900m d'altitude séparent des vallées sauvages, verdoyantes, typiquement caucasiennes. Elles sont peuplées uniquement par quelques bergers semi-nomades dont les troupeaux de moutons, de vaches ou encore de chevaux parsèment chaque versant.

Pogranishniy propusk iest !

Un ultime col transperce une mer de nuages. La longue descente serpente entre des mines abandonnées de tungstène et rejoint l'ancienne vallée industrielle de Tyrnyaouz. La pluie commence à tomber. La vallée s'ouvre sur la plaine que la météo, maussade, me contraint à embrasser pendant quelques jours.

Sur un plat monotone, à l'écart des grands axes rectilignes et encombrés, Beslan pourrait être une petite ville ossète quelconque, paisible et tranquille. En septembre 2004, c'est pourtant dans l'une de ses écoles qu'un commando de terroristes ingouches et tchétchènes avait pris en otage durant trois jours quelques 1000 enfants, parents et professeurs. Trois jours confinés dans un gymnase sans boire ni manger. Trois jours d'attente avant l'horreur d'un dénouement tragique : l'assaut pêle-mêle des forces de l'ordre, ces corps d'enfants et de femmes calcinés par les flammes qui détruisirent le gymnase, des corps portés à bout de bras que l'on tente de sauver comme on peut. Et plus de 300 morts... Beslan rappelle durement un passé trouble et récent que l'on assimile encore à cette partie du Caucase. Elle reste une cicatrice ouverte, une plaie que les années peineront à refermer malgré le retour progressif à la paix.

Quelques kilomètres plus loin, j’atteins Vladikavkaz, la capitale d'Ossétie du Nord. Après de longs mois d'échanges, d'appels en russe avec le FSB local (ex-KGB), j'obtiens mon пограничный пропуск (pogranishniy propusk – littéralement un permis frontalier), un permis qui me permettra d'emprunter les pistes oubliées qui longent la frontière russo-géorgienne.

En me faufilant dans une vallée étriquée, je quitte la plaine pour retrouver des pentes sévères et les paysages grandioses du Caucase.

D'étranges constructions aux formes et aux couleurs de morilles s'enchevêtrent et s'accrochent sur les flancs d'une petite colline qui sépare une rivière des immenses sommets environnants. Blottie dans les montagnes d’Ossétie du Nord, la nécropole médiévale de Dargavs est une merveille surprenante. Les quelques chambres funéraires familiales du XIIIe et XIVe siècle abritent encore les ossements de leurs anciens occupants. Oublié du tourisme de masse, Dargavs est un site d'exception. Un site unique et mystérieux dont les secrets paraissent avoir été préservés par les montagnes du Caucase. Ici, le temps semble s'être arrêté depuis des siècles, et les montagnes veillent sur les morts pour l'éternité. On contemple alors l'immobile, l'immuable, dans un silence magistral.

Deux cols sur des pistes oubliées permettent de rejoindre à nouveau la route principale reliant Vladikavkaz à la frontière géorgienne, désormais ré-ouverte. La nuit tombe et je monte jusqu'au petit monastère de Gergeti.

Georgie (Military Road - Tsalka)

Retour sur la Military Road

Géorgie, Georgia, Grouzia, Gürcistan...Sakartvélo ! Cherchez l’intrus. Rien ne laisse deviner qu'il s'agit là du nom attribué par Géorgiens à leur pays. Pourtant, Sakartvélo rendrait presque justice à cette petite république du Caucase, que l'on confond souvent avec un État d'Amérique. Il lui restitue son exotisme mérité, lui qui, au carrefour entre l'Orient et l'Occident, possède une histoire singulière et plusieurs fois millénaire. La Géorgie/Sakartvélo m'avait marqué en 2009 aussi bien par son patrimoine que pour ses paysages. Surtout, c'est son accueil formidable qui m'a incité à y revenir.

La Route Militaire (Military Road) est un emblème du Caucase, une route légendaire dont la construction au XIXe siècle emprunte le tracé d'une ancienne voie commerciale reliant les peuples slaves et caucasiens aux routes de la Soie. La Military Road transperce littéralement la chaîne du Grand Caucase jusqu'à Tbilissi et traverse des paysages spectaculairement grandioses.
Aujourd'hui, elle n'est plus seulement une artère commerciale vitale entre la Géorgie et la Russie (et par extension entre la Turquie/Arménie et la Russie). Elle est aussi devenue une route touristique.

Il faut dire qu'en 9 ans, la Géorgie à visiblement bien changé: la ré-ouverture de la frontière a transformé cette région paisible et sauvage. La route est désormais empruntée par un flot de véhicules qui doublent virilement d'interminables enfilades de camions. Dans un balais de maskhouta, les touristes de toutes nationalités affluent : des Américains, des Anglais, des Allemands, beaucoup de Russes, et parfois même quelques Indiens. Les hôtels se sont multipliés. Les cafés et restaurants au kitsch affirmé pullulent. Les accès menant aux sites se sont développés tandis que des vendeurs à la sauvette proposent fruits et miels aux passants de tout genres.

Tous les touristes viennent pour admirer le petit monastère de Gergeti. Perché sur une petite éminence rocheuse au cœur du Grand Caucase, le monastère ne manque pas d'allure. A ses côtés, une silhouette protectrice et indissociable. L'impressionnante pyramide enneigée du mont Kazbek est le berceau de plusieurs mythes antiques, aussi bien local que plus célèbre. Ce volcan dont l'altitude atteint plus de 5000m est ainsi devenu dans la culture populaire le lieu du supplice de Prométhée, condamné par Zeus à se faire dévorer le foie par un aigle pour l'éternité pour avoir dérobé le feu sacré.

En franchissant le Jvari Pass, une longue descente m'emmène jusqu'à Mtskheta. La petite ville se recroqueville dans la confluence de deux rivières qui séparent le Grand du Petit Caucase. C'est ici que les premiers rois géorgiens édifièrent leur capitale. Le siège du patriarcat local rappelle une conversion ancienne au christianisme. Dans sa cathédrale aux fresques flamboyantes reposent encore les tombes de certains des rois les plus illustres.
Mtskheta est une halte nécessaire avant Tbilissi. Mes freins sont usés par les descentes abruptes et caillouteuses du Nord-Caucase. La capitale géorgienne m'offre l'occasion d'en changer.

Tbilissi est une ville grouillante qui s'étire le long des rives de la Koura. Parmi les rues animées, des bars à vins et des cafés et restaurants branchés fleurissent. De vieilles maisons aux balcons en bois regardent une capitale aux bâtiments de tous les âges. Une forteresse médiévale côtoie ainsi des maisons aux balcons caucasiens et les dômes des bains ottomans. Les avenues impériales raffinés croisent des immeubles soviétiques au milieu desquels s'imposent des oeuvres architecturales du XXIe siècle. Un curieux ensemble qui accentue le caractère de la capitale géorgienne et lui confère une identité singulière. Tbilissi est une ville agréable, touristique, une ville résolument européenne aux touches orientales. Un charme propre qui me séduit encore aujourd'hui.

Je quitte peu à peu la chaleur de la plaine transcaucasienne pour une montée progressive et irrégulière jusqu'au plateau steppique de Tsalka. Je suis entré dans le Petit Caucase, cette partie méridionale du massif caractérisée par ses sommets volcaniques plus arrondis. Je bifurque sur une piste faite de pierres pavées parfois enfouies sous les herbes et que l'on devine plus que l'on ne voit. Quelques bergers azéris donnent à ce paysage dénudé fait de prairies verdoyantes un air d'Asie centrale. En contrebas, j’atteins le petit village de Sarkineti. C'est ici que je retrouve Zura, qui m'avait accueilli les bras ouverts il y a plus de 9 ans : l'occasion de retrouvailles émouvantes et d'une nouvelle invitation pour la nuit.

Une route nouvellement asphaltée mène jusqu'à Dmanissi et traverse des villages peuplés d'Azéris turcophones. Je remonte ensuite une route cahotante qui suit le fil d'une rivière et qui se hisse jusqu'à un petit poste frontière.

Arménie (lac de Sevan - Ararat - Erevan)

Un petit morceau de ciel

Le col frontalier débouche majestueusement sur de gigantesques paysages steppiques à plus de 1700m d'altitude. Sur ce vaste plateau s'étendent des prairies bordées de part et d'autres par des montagnes dénudées et légèrement arrondies.
Dans le creux d'une vallée, au milieu d'une forêt de conifères que le début de l'automne pare déjà de ses couleurs chatoyantes, Dilijan arbore fièrement ses maisons de pierre et de bois. La « Suisse arménienne » à son propre cachet et mérite bien un détour.
Un nouveau col s'élève jusqu'au plateau de Sevan. Situé à plus de 1900m d'altitude, il fait place à l'un des plus grands lacs d'altitude au monde. Un lac qui a inspiré chantres et écrivains de Sartre à Gorki qui y a décrit un « bout de ciel tombé sur la terre ». Le bleu des eaux du lac de Sevan s'étend jusqu'aux confins de l'horizon. Un bleu intense qui se confond avec le ciel et qui se mélange avec des montagnes sauvages et paisibles. Contempler l'immensité des paysages a quelque chose de mélancolique.
Une route monotone et longiligne suit ses rives. Elle est parsemée par d'anciens monastères et des centaines de khatchars, ces stèles rectangulaires aux croix finement sculptées dont certaines datent du IXe siècle.
Plus loin, le col de Sélim marque la fin du plateau de Sevan. Au creux d'un virage, un ancien caravansérail du XIVe siècle rappelle la présence d'un itinéraire transcaucasien emprunté jadis par les caravanes de chameaux et de mulets qui reliaient la Russie au monde arabo-persan.

La descente serpente parmi des paysages plus arides et dont les couleurs contrastent avec le creux d'une vallée fertile irriguée par le lit d'une rivière. Entre deux villages poussent les abricotiers et les vignes. Au bord de la route, des vins locaux sont vendus dans des bouteilles en plastique et attirent parfois quelques touristes iraniens. En soirée, le vin parfumé rapproche les âmes et colore l'ambiance de ces vallées rurales.

Un long défilé fend d'impressionnantes parois rocheuses avant de s'élargir en un cirque montagneux dans une explosion de couleurs chatoyantes. Le monastère de Noravank est protégé par cette forteresse naturelle et constitue l'un des joyaux de l'Arménie méridionale. Ici plus qu'ailleurs, l'architecture est un mélange d'influences et les paysages évoquent déjà l'Orient et la Perse toute proche.

« Noé, homme du sol, commença de planter la vigne »

Un dernier col ouvre sur la plaine agricole de l'Araxe, dominée par la silhouette de l'un des volcans éteins les plus célèbre du monde. L'Ararat éclaire littéralement les peuples de la région et est le témoin de leur histoire millénaire. C'est sur ses flancs que Noé accosta son Arche. C'est au pied de ses pentes qu'il planta la première vigne.
Un petit tertre surmonte les vignobles et les rives marécageuses de l'Araxe. Dans un décor aux couleurs pastel, le petit clocher rougeoyant de l’église du monastère de Khor Virap pointe vers l’immense cône blanc du mont Ararat, tutélaire, biblique, magnétique.
Pour les Arméniens, Khor Virap remonte aux sources de leur histoire. C'est ici que s'est joué le sort d'un royaume qui allait devenir le premier Etat chrétien à l'aube du IVe siècle.
Après plus de 1000 km, j’atteins donc mon but : celui de relier l'Elbrouz à l'Ararat, ces deux géants mythiques, légendaires, qui veillent sur les peuples du Caucase.

A une vingtaine de kilomètres à l'Ouest d'Erevan, Etchmiadzin, sorte de Vatican arménien, rappelle la singularité de son église apostolique. La Ville Sainte me ramène au coeur de la spiritualité arménienne. Je ne peux hélas admirer le raffinement des fresques de la coupole de la cathédrale, alors en travaux, et dois me résoudre à me diriger vers la capitale, ultime étape de mon voyage.
J'atteins Erevan, dont les 2 millions d'habitants vivent sous le regard lointain des cimes de l'Ararat. Erevan est le centre névralgique du pays. Durant une journée, je sillonne ses monuments au style éclectique. Le néoclassicisme soviétique de la place de la République côtoie ainsi la statue du Chat de Botero ou encore la Cascade, qui offre une vue panoramique sur la ville et ses environs.

Il est temps de quitter ce pays dans lequel les monastères de gré sont bien souvent les témoins silencieux d'un passé riche de plusieurs millénaire. Son histoire complexe, troublée parfois, est parallèle à celle de son voisin géorgien. Elle est celle d'un ancien royaume chrétien qui a développé une langue et un alphabet unique, tiraillé depuis la nuit des temps par les grandes puissances voisines, qu'elles soient perse, ottomane ou russe. Tout, de l'art à la cuisine en passant par sa musique en fait un pays aux influences multiples, transition entre l'Orient et l'Occident. Pour moi, voyager en Arménie repose sur un étrange paradoxe : on est encore en Europe, mais on se sent déjà en Asie.

Les véritables gardiens du Caucase !

L'Arménie referme ce voyage de la plus belle des manière. De l'Elbrouz à l'Ararat, je me suis senti partout durant ce périple dépaysant comme chez moi.
Qu'ils soient bergers tcherkesses, commerçants ossètes, passants, villageois, anciennes amitiés nouées de mon précédent voyage, militaires arméniens ou tout simplement touristes locaux: dans le Caucase, du Nord au Sud, tous m'ont une nouvelle fois accueilli avec curiosité, bonne humeur, et dans un formidable élan de spontanéité. Ils m'ont accompagnés tout au long de mon voyage. Et, si je me sens toujours si bien dans cette partie du monde, c'est grâce à l'hospitalité de la pléiade de peuples qui vivent dans ces régions au carrefour entre l'Europe et l'Asie. Plus que l'Elbrouz, plus que l'Ararat, ce sont eux les véritables Gardiens du Caucase, eux qui veillent encore sur une histoire et des traditions millénaires.
Après une nouvelle escale à Tbilissi, je rentre donc en France en me faisant une promesse : celle de retourner bientôt dans cette région qui m'est si chère. Et je n'attendrai certainement pas une nouvelle décennie pour cela.

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