Lumières d'Afrique de l'ouest (2023) - Les voyages du P'tit Malet
Lumières d'Afrique de l'ouest
Du Sahara au Libéria - 2023
Afrique
Lumières
d'Afrique de l'ouest
Novembre-décembre 2023

Introduction

Mauritanie, Sénégal, Guinée, Sierra Leone et finalement Libéria. À travers cinq pays, on passe du désert à la plaine sahélienne, puis, très progressivement, jusqu’à la jungle dans un kaléidoscope ouest-africain. D'un côté, le Grand Sahara, désert immense rempli de dunes et de vent. De l'autre, bien plus au Sud, les plages tropicales et la jungle libérienne.
Le point commun ? Peut-être est-ce la lumière rasante de ce ciel de début d’hiver qui offre au spectateur un florilège de couleurs. Celles des daraa célestes qui tranchent dans le chatoiement du désert. Celles de ces panoramas verts resplendissants en lisière d'une jungle de jade qui alternent avec le bleu du ciel, pistes latéritiques et couleurs chamarrées des vêtements des femmes.
La lumière de pays qui, tels la Sierra Leone ou le Libéria, se remettent des guerres sanguinaires. Sans doute parmi les plus abominables de la fin du XXe siècle. Des pays enfin en paix qui régalent les rares visiteurs de leurs sourires chaleureux et de leurs lots de curieux.
Et c’est certainement la plus belle, la lumière de cet accueil reçu dans chacun des pays. Difficile d’ailleurs d’en distinguer un en particulier. Tous ont irradié comme le soleil d'Afrique chaque minute de ce voyage intense, du premier au dernier jour.

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Distance
3 150 km
Durée
37 jours
Point culminant
1 350 m
% de pistes
30 %
La carte du voyage
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Mauritanie

Le souffle du Sahara

L’aube éveille lentement la capitale mauritanienne. Les rayons du soleil peinent à fendre l’épaisse poussière de sable qui émane de la plaine saharienne. En bordure de la ville, l’immense désert emboutit inflexiblement les maisons de pisé ou de béton.
Depuis l’aéroport, la route contourne Nouakchott et se dirige directement vers le « terminal » de bus : agrégats de petits transporteurs le long d’une large avenue et dont les véhicules chargés de vivres attendent les derniers passagers. Je n’ai pas perdu de temps. Le vélo est déjà attaché sur le pick-up. Nous sommes six à nous entasser pour presque autant d’heures de route, filant languissamment à travers une mince bande asphaltée vers l’Adrar.
Dans le véhicule, les daraa amples aux couleurs célestes recouvrent élégamment les chemises ou les T-shirts. Partout en Mauritanie, les vêtements traditionnels se conjuguent avec style. Le daraa s’accompagne parfois d’un haouli qui s’enroule autour de la tête et du visage. Plus l’on s’enfonce dans le désert, plus ce dernier se montre indispensable.

Le Toyota me dépose à quelques encablures de l’oasis de Terjit, de plain-pied dans le Sahara, le point de départ que je souhaitais donner à mon voyage. Au-delà du village, une petite palmeraie se tapit au creux d’un canyon. L’eau, potable, s’écoule parcimonieusement depuis les parois rocheuses. Le lieu est idéal pour une première nuit.

Pour rejoindre Tidjikdja, un asphalte parfait coupe le Sahara. Le désert discrètement vallonné est tantôt rocailleux, tantôt sablonneux. Du sable dont les dunes blanches ou orangées mordent le bitume par intervalles aléatoires. Du sable partout, qui semble engloutir les maisons ou les huttes d’une infime poignée de hameaux.
Et du vent. Beaucoup de vent. Du vent défavorable qui souffle invariablement, indifférent des heures, de jour comme de nuit. Et j'avance péniblement à une dizaine de kilomètres par heure, dans une lutte constante avec ma monture qui alterne avec les pauses sous les quelques acacias ou autres épineux éparpillés dans l’horizon.
Sur la route, cinq ou six véhicules par jour tout au plus. À la condition de s’armer de patience, il suffit de demander à l'un d'eux une aide bienvenue : Ahmed m'emmène au prochain village, Aïn-el-Safra. Un entracte humain. L’occasion d’échanger, de m’approvisionner en eau dont je consomme près de dix litres par jour.

Au fil de l’après-midi, les lumières rasantes de l’hiver teignent dunes et regs de nuances chatoyantes. Ce soir, le vent paraît enfin tarir. Puis la nuit enveloppe l’immense plateau dans un silence envoûtant. Il n’y a plus un seul bruit si ce n’est celui de mes pneus sur l’asphalte. Sur cette route si rarement fréquentée, je roule sans phare, guidé uniquement par les lumières de la Voie Lactée qui éclairent les bandes blanches et les dunes qui bordent l’impeccable enrobé. Et l’on s’éprend de ce sentiment de liberté, aussi gigantesque que le désert lui-même, dans cet espace infini fait d’étoiles et de sable.

Il m'aura fallu trois jours pour atteindre la ville de Tidjikdja. Avec elle, on change de cap, vers le Sud-Ouest. L’axe a beau être plus emprunté, l’asphalte est de moins bonne qualité. Désormais, le vent me pousse sur le plateau du Tagant. Peu à peu, les villages deviennent plus réguliers. Avec eux, les arrêts - obligatoires - dans les différents checkpoints permettent autant de haltes ombragées.

On rejoint la voie principale reliant Nouakchott au Mali. On se réaccoutume au trafic et aux files de camions. Au moins ici, il m’est plus facile de trouver de l'eau ou de quoi déjeuner dans les bazars des petites villes.
Aux portes de la plaine sahélienne, la chaleur est particulièrement forte en début d’après-midi. Ce sont les heures durant lesquelles je multiplie les arrêts, pour me protéger du soleil, pour me protéger du vent. Parfois, on m’invite à prendre le thé, dans une maison de pierre d’un village ou sous la tente des nomades. Des moments partagés avec les familles, toujours extrêmement modestes et qui humanisent une plaine désertique devenue dorénavant monotone.

En bifurquant à nouveau vers l’Est, on retrouve un vent défavorable. La route de Kaedi est en travaux : les véhicules soulèvent des montagnes de poussière que le souffle de l’air laisse suspendre. C’est seulement lors des pauses que l’on prend le temps d’observer un mode de vie de plus en plus entremêlé. Les daraa croisent alors les motifs bigarrés des robes que portent les femmes. Les haouli cèdent çà et là la place aux tengadê, ces chapeaux en paille pointus portés par les paysans ou les bergers peuls.

Sénégal

Toubab sur la nationale 7

C’est depuis la ville sale et poussiéreuse de Kaedi que l’on franchit, au moyen de pirogues uniquement, la frontière mauritano-sénégalaise. Le passage des douanes est aisé. Puis, on longe à nouveau, dans l’autre sens cette fois, le fleuve Sénégal pendant quelques dizaines de kilomètres. Ses eaux permettent l’irrigation de rizières et, de manière plus générale, une agriculture trop souvent absente en Mauritanie. Les enfants s’écrient « Toubab ! Toubab ! ». On s'agglutine à chacun de mes arrêts. Et toujours les mêmes questions, qui résonnent en chœur pareil à toute l’Afrique: « Bonjour, ça va ? »
Je traverse la ville d'Agnam, ou plutôt une longue procession de grands villages fondus en une seule ville qui s’étire au bord de la chaussée parfaitement asphaltée et où se succèdent en écho une myriade de lampadaires solaires.

Pour le cyclo-voyageur, les champs sont la plupart du temps synonymes de tranquillité et de lieux idéaux pour passer la nuit. Mais cette fois, Amadou a vu la lumière de ma frontale : « Tu ne veux pas plutôt dormir chez moi ? »
La nuit s'est installée. Nous marchons d’un pas décidé dans son village, regroupement de cases où vivent plusieurs familles qui ont déjà étendu des moustiquaires sur leur terrasse, face aux chèvres, poules et autres vaches. Amadou m’explique son quotidien : l’agriculture, c’est toute sa vie. La passion pour son métier n’éclipse pas une humilité aussi sincère que touchante. « Il y a 50 ans, on cultivait le millet ici. Aujourd'hui, avec le changement climatique, ce n'est plus possible. Chaque année, le désert avance un peu plus. » Alors, il récolte essentiellement des haricots et des pastèques. Pour éviter les vols, il dort régulièrement dans son champ. C’est d’ailleurs ainsi qu’il m’a repéré.

De Ourossogui à Tambacounda, on emprunte la route nationale 7. Un regard rapide sur la carte laissait présager une piste poussiéreuse, encombrée par le trafic, assommée par une chaleur sahélienne. Je m’attendais à la partie la plus difficile de mon voyage. Elle en fut pourtant l’une des plus belles.
La route nationale est en réalité un enchevêtrement de pistes minuscules et sablonneuses, mais roulantes qui traversent une savane sauvage ponctuée de baobabs et de petits villages aux cases rondes. On slalome entre les arbres et les roses du désert, poussé par le vent, guidé quelquefois par des tours à eau qui dominent les maisons. Les pistes vont et viennent, se chevauchent. J’en oublie l’application GPS de mon téléphone pour me concentrer sur l’essentiel: demander mon chemin aux habitants. Ou je maintiens le cap au Sud, laissant faire le hasard quitte à me perdre et demander à nouveau la direction dans le village suivant.

A vrai dire, je ne suis pas pressé de retrouver l’asphalte. Durant près de 250 kilomètres, on ne croise de véhicule que quelques charrettes tirées par les ânes ou les chevaux.
« Bajour, bajour ! ». Chaque village se laisse découvrir aux faveurs d’immenses sourires. On me serre la main, on me salue, les mains jointes ou sur le cœur en guise de bienvenue. Malgré la piste, tout me parait plus facile. Je n’ai emporté que peu de provisions. Il suffit de demander de l’eau que l’on extrait des puits, collectée et conservée dans des jerricanes de plastique jaune. Elle est toujours potable, quoique parfois troublée d’une teinte cuivrée, comme la terre et l’horizon de plaine sahélienne. On m’offre aussi à manger : du riz ou un bol de lait fermenté. Les troupeaux de bovins ont définitivement remplacé les chameaux du Sahara. Ils constituent pour les habitants leur unique source de revenu.

Ces trois journées de pistes se referment à Tambacounda, dernière halte avant la frontière guinéenne. Ses quelque 180 000 habitants en font la plus grande ville de mon voyage, résolument éloigné des capitales et des cités tentaculaires d’Afrique de l’ouest.

Un amoncellement de camions est patiemment arrêté à la frontière. Du côté sénégalais, le passage n'est qu'une simple formalité. Puis vient un no man's land de brousse de plus de 30 kilomètres jusqu'à la Guinée. Et tout devient alors un défilement de contrôles, triomphes de la furie administrative africaine et orchestrés par un fatras d'officiels. Les généreux qui me donnent de l'eau. Les oppresseurs qui aboient des ordres dénués de sens pour se donner de l'importance. Les corrompus qui attendent que je leur montre un Carnet de Passage imaginaire. Les chefs qui m'invitent à aller voir leurs propres supérieurs, que j'accompagne finalement jusqu'aux bureaux du commandant suprême. On passe donc par les officiers de migration, puis la police, puis les douanes. Rebelote 30 kilomètres plus loin. « Attends, c'est la pause », me lance-t-on. J'en profite pour réparer une nouvelle crevaison : c'est la huitième en moins de deux semaines. Je n'ai d'ailleurs plus de rustine. Mais on trouve toujours de petits réparateurs au bord des routes qui raccommodent les chambres à air à l'aide d'un peu de colle et de bouts de caoutchouc.

Guinée

Checkpoints en cascade

Depuis le Sud du Sénégal, les paysages sont devenus moins arides. En ce début de saison sèche, l'humidité se dégage encore des sols et de la végétation, particulièrement aux aurores. Les températures sont moins élevées que dans la plaine sahélienne, mais la sueur perle davantage sur mes bras et mon front. La plaine laisse place à un amas de collines et à un relief de plus en plus prononcé. Avec eux se multiplient les rivières. Les montées se succèdent. Certaines ne comptent que quelques centaines de mètres. Une autre s'étire sur plus d'une dizaine de kilomètres dans un segment de piste cahotante, caché dans la poussière abondante que rejette une enfilade de vieilles Peugeot surchargées. Le retour sur l'asphalte est bienvenu. On se hisse sur un plateau situé à plus de 1000 mètres d'altitude. Au loin, Labé, une autre de ces villes africaines sans charme, bondée dans le flot permanent de motos et de passants.

Un détour par un chemin heurté et rocailleux plonge dans une vallée encaissée et sauvage. Perché sur une plateforme naturelle, un belvédère vertigineusement aérien surveille la rivière qui accouche d’une série de cascades. Une cascade dédoublée qui se confond dans les reflets rectangulaires d’un panorama parfaitement palindromique. Les chutes de Kambadaga sont certainement parmi les plus belles de toute l'Afrique de l'ouest. Et pourtant, il n'y a personne, pas même de point d'entrée au site.

L’asphalte se dégrade : une avalanche de trous entre lesquels je zigzague, des parcelles de piste à l’approche desquels les camions et autres véhicules ralentissent. Autour des points culminants, la route est entourée d’étonnantes forêts de conifères. Puis on descend progressivement vers les villes de Mamou et de Kindia.

« Ici, il faut payer. » Sans même finir de se brosser les dents, l’officier, imperturbable, sort hâtivement de son abri de fortune.
« Mais…j'ai déjà payé un visa qui me donne l'autorisation de circuler en Guinée. Si tu veux de l'argent, je pense que tu dois contacter le gouvernement qui m’a délivré le visa.
- Donc… Je dois écrire au président, le colonel Mamadi Doumbouya?
- Exactement, il faut que tu lui demandes ta part.
»
Un large sourire illumine soudainement son visage, pourtant impassible il y a quelques instants. L’officier se présente en me serrant chaleureusement la main, comme si nous étions de vieux amis, comme pour clore définitivement le différend. En Guinée, les arrêts obligatoires pour répondre aux questions de gendarmes corrompus sont fréquents. Il suffit alors simplement de se montrer patient, sans oublier de répondre avec dérision pour autant.

Peu à peu, on continue de descendre dans la plaine, plus verte encore, plus humide encore, plus chaude aussi. Une piste, raccourci vers la Sierra Leone, permet de s’échapper du trafic le temps d'une journée. Une rangée de falaises verdoyantes s’y suspend, laissant se dérober une cohorte de cascades affinées. Palmiers, rizières : les paysages changent. J’entends à nouveau distinctement les cris des enfants, les « Yarama ! » en guise de « bonjour » et de bienvenue, fréquemment accolés de « Porto (le Blanc) » et plus rarement d’un « donne-moi l’argent ». Pour attirer mon regard, on reproduit avec les lèvres le bruit d’une bise. Je prends à nouveau le temps de distinguer les visages, les rires, les signes de la main. Les pistes sont le meilleur moyen de s'évader de la monotonie de la route. Mais à la frontière sierra-léonaise, j’ai déjà retrouvé l’asphalte.

Sierra Leone

Les lois de la gravité

« Welcome to Sierra Leone ». Dans un grand sourire, l'agente de l'immigration m’invite à la suivre afin de valider mon E-visa.
Les paysages sont dans la continuité de ceux de la plaine sud-guinéenne. Palmiers et rizières sauvages s’immiscent dans un horizon verdoyant et une moiteur asphyxiante. L’abondance de rivières, de ruisseaux débordant des rizières appellent à autant de pauses rafraîchissantes. Les femmes y font la lessive. Les hommes y polissent leur petite moto indienne, souvent plus soignée que leurs propres vêtements. On se baigne, on nettoie, on se lave : instinctivement, plusieurs fois par jour, je reproduis le quotidien des habitants. Même en leur présence, le rituel est devenu familier. Une rivière, une pause : malgré la touffeur ambiante, je n’ai jamais été aussi propre.

La plaine dégage ces mêmes odeurs que l’on retrouve en Afrique centrale. Celle du manioc fermenté que l’on fait sécher sur le bord de la chaussée. Celle du piment aussi, particulièrement prononcée à chaque passage de l’une de ces voitures surchargée. Dans leur coffre, sur leur toit, plusieurs mètres de vivres et d’hommes défient les lois de la gravité.

Derrière moi, des hurlements, un crissement de pneu. Tout autour, on s'affaire d'un œil inquiet. Je me retourne : un chauffeur a perdu le contrôle de son véhicule et part en tête à queue. À reculons, la voiture parcourt quelques dizaines de mètres avant de heurter violemment un arbre et de se renverser. Pour quelques dizaines de mètres, cela aurait pu être moi. Les villageois accourent, mais je poursuis mon chemin, un peu sonné. Sur les grandes voies asphaltées, le trafic florissant s’appuie sur le revêtement parfait pour filer sans ralentir. Il y a quelques jours, c’est un chien que l’on a broyé juste devant moi. Aujourd’hui, c’est une voiture qui s’est retournée. Plus que jamais, je suis décidé à éviter les principaux axes routiers.

La route des diamants

A l'istar de la Guinée, les checkpoints sont fréquents. La plupart ont même été renforcés après la récente tentative de coup d'État, il y a à peine plus d’une semaine, et qui avait mis le pays sous cloche durant trois jours.
Pourtant, en Sierra Léone comme au Libéria, il y a souvent moins de lourdeur, seulement une simple curiosité des officiers.

« What is your mission ? » : comme beaucoup ici, ils ne comprennent pas vraiment la raison de ma présence. Comme au Congo, comme en Angola, comme il en sera dans certaines parties du Libéria, la notion de tourisme demeure inconnue. Alors, on préfère y voir un étranger qui se rend sur le terrain afin de rapporter la réalité du quotidien et les nouveaux défis d’un pays jadis en guerre et pacifié aujourd’hui.

L’asphalte de plus en plus vallonné s'arrête à Koidu. Une ville aussi célèbre pour ses diamants (on y a trouvé quelques-uns des plus gros diamants du monde), mais aussi plus tristement pour son histoire, qui renvoie aux heures les plus sombres du pays. Durant la guerre civile, les forces rebelles soutenues par le Libéria de Charles Taylor avaient pris la ville et réduit les habitants à l'esclavage dans l'exploitation de la pierre précieuse, qui servait ainsi à financer les armes et par conséquent le conflit. Un sujet que je n’aborde jamais ici. Et, à l’inverse du Libéria voisin, personne ne l’évoque non plus devant moi. La guerre s’est terminée il y a plus de vingt ans, et les anciens bourreaux ou autres enfants soldats sont (re)devenus des fermiers ou des paysans depuis longtemps. Il est difficile de dire si beaucoup ici ont échappé aux massacres, aux viols, aux tortures perpétrées par les différents camps. Ces victimes invisibles portent toujours les stigmates de l’horreur des évènements. Mais en Sierra Leone, il n’y a pas de recherche officielle, de devoir de mémoire. Alors on semble taire le passé, en espérant aller de l’avant et oublier.

Aujourd'hui, la plupart des gisements diamantifères sont tenus par de grandes corporations. Mais derrière les monticules de pierres laissés par les machines, on trouve encore de nombreux locaux qui organisent pêle-mêle des fouilles manuelles. Un travail artisanal, difficile et minutieux, six jours sur sept, sous une chaleur moite, les pieds dans la boue. Parmi eux, je rencontre Alhossein, jovial et enthousiaste, qui rêve d'ouvrir son propre studio musical. Alors il cherche des diamants en lavant les excavations laissées par les mines principales: « Dès que j'en trouve un, je le mets dans ma bouche ». Les éclats sont si minuscules qu’il veut être sûr de ne pas les perdre.
C'est son moment de chance : hier un diamant, aujourd'hui un autre. De toutes petites pierres qu’il revendra rapidement.

Depuis Koidu, on quitte l'asphalte pour un enchaînement de petites pistes. Plus de trafic, seulement quelques motos qui font le va-et-vient entre chaque village. Des montées, des descentes entichées dans une forêt de palmiers. Aux portes de la seconde jungle africaine, l’air est si humide qu’un épais brouillard engorge les matinées. Mais le soleil finit toujours par percer. Et décembre est certainement le mois idéal. Pas trop tôt, juste à l’achèvement de la saison des pluies. Pas trop tard non plus, juste avant le souffle de l’harmattan qui répand sur la région la poussière du Sahara. Juste à point, lorsque les lumières des fins d'après-midi révèlent des festivals de nuances. Le vert éclatant, quasi-étincelant de la brousse et des arbres. Le bleu du ciel, profond, aux teintes dansantes au fil des heures. Et l’étroite piste ocrée sur laquelle pétaradent les motos et marchent des femmes aux vêtements diaprés.
Dans ces contrées reculées, il suffit de demander sa route pour ne jamais oublier ces regards qui, parmi mille yeux, m'observent dans un mélange d'étonnement et d’admiration. On me tape amicalement sur l’épaule en guise d’encouragement dans une bienveillance sincère.
Ces petites pistes africaines peuvent être aussi difficiles qu’elles sont un bonheur pour le voyageur. Ici, on a le sentiment d’être ailleurs, concentré uniquement sur le quotidien des habitants, absorbé par les sourires vibrant en chœur.

Liberia

The rwoh bahh !

Un poste frontière oublié se recroqueville dans une brousse épaisse. Le douanier libérien arbore un imposant collier au pendentif sculpté d’une tête de lion. Sa couleur d’or se fond avec celle de sa montre dans le style agressif d’un rappeur américain. Sa silhouette musclée jure pourtant avec son regard : l’officier paraît concentré, et presque apeuré. Je me rends compte qu’il ne comprend pas vraiment mon passeport. Cela arrive fréquemment dans les différents checkpoints. C'est cependant plus surprenant aux frontières. Le visage déformé, il tente de lire la couverture (« République Française ! »), puis chaque page, en se référant à mon visa mauritanien (qui comporte une photo) en tant que page principale (« Tu es mauritanien ? »). Il feuillète, puis lit avec soulagement les mots « Visa » déjà imprimés sur toutes les pages, établit laborieusement le rapprochement lorsqu’il arrive au tampon délivré par les autorités consulaires. Mais il ne parvient pas à calculer la durée. Voilà qu’ils se mettent à trois pour déchiffrer mon passeport et recommencer l’opération depuis le début… Finalement, on m’accorde 14 jours. C’est suffisant.

Depuis la Sierra Leone, les lieux où dormir au calme et loin de l’agitation quotidienne deviennent rares tant les maisons se relaient et la végétation s'épaissit. La veille, j’avais trouvé un morceau de brousse à quelques hectomètres de la route, avant qu’un habitant paniqué, bien que armé d’un vieux fusil, ne me réveille sur un ton menaçant au milieu de la nuit. Après avoir tenté de l’apaiser, j’avais dû me résoudre à le suivre jusqu’au prochain hameau. Désormais, je privilégie des checkpoints ou des villages, toujours après l’approbation du chef. L’expérience humaine y est toujours riche, et l’accueil aussi fort. Mais l’on est observé jusqu’à tard dans la nuit par des millions d’yeux d’enfants ou d'adultes, s’amusant de voir monter ma tente, de m’y allonger, d’y dormir. Je suis scruté sans intimité.

Les villages donnent la température du pays, fraîchement remis des élections présidentielles. A l’écart de la capitale, George Weah conserve la ferveur: « il n’est pas assoiffé de pouvoir ». Il y a trois semaines, l’ancien footballeur a accepté avec élégance sa très courte défaite. Et le Libéria, ancien berceau de la violence, est devenu un modèle de paix pour tout un continent.

« - Comment est la piste de Voinjama à Zorzor ?
- The rwoh BAHH ! »
Parfois, j'ai du mal à comprendre l'accent local, sorte de mélange entre l'anglais afro-américain et un créole libérian. Le Libéria est singulier sur le continent: il est l’un des seuls pays à n'avoir jamais été colonisé, créé et protégé par les États-Unis qui y ont envoyé au début du XIXe siècle les descendants d'esclaves en leur promettant une vie meilleure. Si la majorité des habitants n’ont pas de descendance américaine, les liens noués entre les deux pays demeurent particuliers.
Pour les 100 prochains kilomètres, la réponse est unanime : la route est mauvaise (« The road is bad »). C'est d'ailleurs la seule voie qui relie la ville principale de la province de Lofa jusqu’à la capitale Monrovia. Moi qui pensais que les pistes empruntées étaient déjà mauvaises...
La piste est un mélange de passages boueux, pierreux et ravinés en lisière de la jungle. Le tout entrecoupé par quelques portions étonnamment roulantes. Les rares camions sont bloqués dans la boue et mettent plusieurs jours à rallier les 2 villes. Par chance, on est au début de la saison sèche : il y a souvent un petit espace praticable pour mes pneus ainsi que ceux des motos sur lesquelles reposent l’essentiel du commerce. Ces petites cylindrées transportent aussi bien du bois que des vivres (bananes, manioc, etc.) et même des matelas. Lorsque l’une d’elles tombe en panne, elle est chargée sur une autre moto qui assure la liaison avec la localité suivante.

Cacao, caoutchouc…gadoue

Une petite pause asphaltée, puis une dernière piste cahotante, enfilade de montagnes russes, de montées courtes mais très raides et de descentes. Elle suit le fil d'une voie ferrée, uniquement destinée au transport du fer depuis le mont Nimba, l'une des montagnes les plus ferrugineuses au monde, jusqu'au port de Buchanan, géré par ArcelorMittal. A gauche, d'immenses pylônes électriques découpent la jungle. Au milieu, tout au long de la piste, une infinité de villages, parfois minuscules. Il y en a sur chaque colline, à la fin de chaque montée. Sans eau courante, sans électricité. Paradoxal et déconcertant.

Encore une fois, il est aisé de passer la nuit dans l’un d’eux. Ici, on cultive caoutchouc et cacao. Dans ces lieux où nourrir une famille relève d’une gageure, je refuse systématiquement les repas que l’on me propose, prétextant avoir mangé dans le village précédent.

Et approche la délivrance : des plages de sable fin, bordées de rangées de cocotiers. Probablement l'une des plus belles d'Afrique de l'ouest, même si les vagues dissuadent le baigneur. Et je repense à ces nuits, à ces journées passées dans le Sahara. Cela me paraît remonter à une éternité. C'était pourtant il y a moins de cinq semaines. Dans ce voyage intense, le contraste est immense.

Il ne me reste qu’une petite centaine de kilomètres asphaltés pour rejoindre l’aéroport de Monrovia, entouré par les interminables plantations de caoutchouc de Firestone. Comme en Mauritanie, au Sénégal, en Guinée et au Sierra Léone, mon itinéraire évite soigneusement la capitale. A quelques heures de mon vol, je suis une dernière fois invité dans un village, perdu au détour d'une petite (et courte) piste. Cette nuit encore, on ne me laissera pas dormir seul.

Il n’y a pas de meilleure conclusion que de terminer au cœur d'un village. C’est certainement ce qui a le plus défini ce voyage. Et parmi les meilleurs moments, ces pistes traversant la plaine sahélienne ou la jungle libérienne. Ce sont elles qui ont fait vivre mon périple dans un défilement de surprises quotidiennes. Même en Afrique de l’ouest, j’y ai trouvé un continent rural, loin des capitales. Surtout, on rencontre une Afrique pacifiée, presque réconciliée dans un dicton qui m’est désormais familier : « on est ensemble / we are all together ».
Cette fois, le choc se fait également au retour. Sans transition, on passe brusquement de l’immersion dans l’accueil de ces villages sans électricité à l'intimité douillette du chez-soi.
Le continent s’est montré fidèle à ce qu’il m’a toujours offert : un ébranlement, un ascenseur d’émotions et de sentiments tant les contrastes sont marquants. Comme si l’Afrique juxtaposait les extrêmes pour mieux souligner la richesse de l'aventure humaine.

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