De Tabriz à Ispahan - Iran (2022) - Les voyages du P'tit Malet
Vers Ispahan
De Tabriz à Ispahan - 2022
Moyen-orient
Vers Ispahan
Septembre-octobre 2022

Introduction

En cherchant un titre pour mon voyage, me reviennent en mémoire mes études à Istanbul, des livres de Pierre Loti lus et relus idéalisant un Orient rêvé, de Constantinople à Ispahan. C’est aussi l’époque de mon premier voyage en Iran, qui m’avait déjà séduit au point de vouloir y retourner. En onze ans, le pays a-t-il changé?
Alors, de ce voyage, j’aurais pu retenir les montagnes multicolores de la province de l’Azerbaïdjan, les villages traditionnels adossés aux falaises du Kurdistan, les inscriptions monumentales de Bisotun, les sites plusieurs fois millénaires de la plaine de Mésopotamie, ou encore les coupoles hypnotiques d'Ispahan, au terme de mon voyage dans l’ancienne capitale safavide.
Pourtant, encore une fois, de l’Iran, les plus belles images sont de loin tous les gestes d’accueil quotidien de tout un peuple, l’un des plus hospitalier au monde. Il m’est impossible de compter les fois où j’ai été invité, de la simple bouteille d'eau aux invitations à manger, à dormir, et finalement à échanger avec les familles azéries, kurdes, ou irano-persanes. Le tout baigné dans des milliers de sourires en continu pendant près de trois semaines.
Tous ces moments ont été aussi attachants que émouvants dans ce contexte particulier. Car cet accueil m'a permis de prendre le pouls d’un peuple à bout de son régime.

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Distance
1 800 km
Durée
18 jours
Point culminant
2 815 m
% de pistes
1 %
La carte du voyage
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Iran

Irani Khub !


L'aurore éclaire peu à peu les montagnes mordorées. Les couleurs chatoyantes du ciel se mêlent alors aux silhouettes des immeubles et des minarets. L'avion atterrit dans le petit aéroport de Tabriz, capitale de la province d'Azerbaïdjan. Ici, il n’y a pas d’autre Européen: l'Iran n'est pas en vogue, classé rouge sur le site des différents ministères, et connaît de surcroît une actualité tourmentée au moment même où les manifestations suite à la mort de Mahsa Animi se multiplient un peu partout dans le pays.
Je n'en prends pas encore la teneur, bien que j'évite soigneusement de décrire la totalité de mon itinéraire au douanier qui m'interroge poliment: mieux vaut éviter d’aborder mon passage dans Kurdistan, une région au coeur de la contestation.
Je suis le dernier à sortir de l'aéroport. Et c’est en vélo que je rejoins le centre-ville et que je sillonne les bazars en quête de rials. Me voilà désormais multimillionnaire.
Il est près de 8 heures. Le soleil est désormais bien installé pendant que le trafic s’intensifie. Les avenues sont chaotiques, la conduite téméraire.
Plusieurs heures sont nécessaires afin de s'éloigner définitivement de Tabriz. C'est dans un interminable faux-plat montant que la 2x2 voies s'éloigne de la ville, fendant les montagnes ambrées en ce début d'automne, le signe d’étés très arides. Les embouteillages laissent place à un va-et-vient incessant de véhicules en tous genres. Durant quelques dizaines de kilomètres, la route quitte les hauts plateaux et s'enroule autour d'une rivière, s'enfonçant dans une belle vallée fruitière parsemée de villages paisibles.
Souvent, on me klaxonne, on me hèle. Toujours avec le sourire. Parfois, les automobilistes m’attendent quelques mètres plus loin. Je n’ai pas le temps de reprendre mon souffle: je me retrouve un verre de thé dans une main, un morceau de cake dans l'autre. Les Iraniens se livrent ensuite à une série de questions : « d'où viens-tu? Où vas-tu? Comment trouves-tu l’Iran? » Etc. En plein entretien, un autre automobiliste s’arrête et me propose de dormir chez lui, dans le village suivant. A quelques kilomètres de là, la vitre baissée, c’en est un autre qui me tend les mêmes fruits que les nombreux vendeurs ambulants m’offrent régulièrement. Déjà une belle introduction à l'accueil - intense - que le cyclo-voyageur reçoit un peu partout en Iran.
La langue m'est familière: si le farsi sonne encore étranger, l'Azerbaïdjan iranien est une aubaine pour me remémorer de mes anciens cours de turc. « Türkçe Istanbul’dan ! » remarque-t-on immédiatement. L’azéri est de loin la langue turcique qui s’en rapproche le plus. Suffisant pour communiquer, répondre aux questions de base. Car en dehors des grandes villes, peu d’Iraniens maîtrisent l’anglais.

Mianeh est une petite ville provinciale à l’Est de l’Azerbaïdjan. Face à la Postbank, Bijan est assis à côté d'un vélo chinois aux dimensions bien trop courtes. Il arbore fièrement ses moustaches soigneusement taillées dans un large sourire. PostBank, le seul établissement habilité à délivrer des cartes téléphoniques aux étrangers, est fermé, probablement suite aux manifestations. Bijan se propose de m’accompagner à vélo vers un autre commerce. A mi-chemin, il se ravise: « tu ne voudrais pas plutôt manger chez moi? ». Alors, à défaut de trouver un endroit où acheter une carte SIM, Bijan m’invite chez lui. J’y rencontre une famille attachante, où l’on ôte volontiers le voile, déjà couramment porté de manière légère dans les villes iraniennes. Mehri, passionnée de randonnée, me montre ses photos de l’ascension du Sabalan, un volcan culminant à la même altitude que le Mont-Blanc. Elle et Bijan sont tous deux professeurs. Mais depuis le début des manifestations, collèges et lycées sont fermés à Mianeh.
Sans internet, coupé depuis cinq jours, on s’informe sur Iran International, une chaîne farsi basée à Londres, non-gouvernementale, libre, et donc en théorie interdite. Au même titre que les VPN pour internet, les télévisions satellite font des miracles. La chaîne diffuse en boucle les images des manifestations: des membres des gardiens de la Révolution roués de coups, des cris de « Mort au Dictateur, mort à Khamenei » lancés en écho depuis les immeubles. Bijan m’apprend qu’ici, les autorités ont arrêté plus de 40 personnes la veille. A chaque fois, les manifestations ont lieu en soirée. Et durant les journées, la vie reprend son cours.
« Ne nous oublie pas », ponctue Bijan avant que je ne reparte sous les regards bienveillants de son épouse et de ses deux enfants.

Pour rejoindre le Kurdistan iranien, j'emprunte une petite route enveloppée dans des montagnes multicolores, les Aladaglar. Des montagnes ondulées aux couleurs ocre rougeoyantes striées par de belles lignes argentées. Une route paisible dans un paysage grandiose.
Ici aussi on m'invite. Dans les petits restaurants ne servant que l’incontournable kebab, on me demande de ne pas régler mes repas. Dans les commerces où je me ravitaille en eau ou en limonades, on m’interdit formellement de payer. Si insister peut suffire, usage du taarof oblige, il me faut régulièrement user d’habileté pour régler, ou tout simplement poser le billet de force sur le comptoir... On m'empêche alors de sortir, on me rend fermement mon argent ou on me prélève au mieux d’une somme dérisoire. Une situation qui se répètera partout durant mon voyage, quoiqu’avec plus de force dans les provinces azéries et kurdes.

Par-delà une succession de cols à plus de 2000 m d'altitude, Takht-e Suleiman marque la frontière avec le Kurdistan. Autour d'un petit lac volcanique, les zoroastriens y ont bâti un temple du feu, parfaitement ceinturé par une muraille sassanide, vieille de près de deux millénaires. Takht-e Soleiman était en ce temps le site le plus important du zoroastrisme. Un site désormais classé à l'Unesco. La nuit est tombée et je campe sur les hauteurs. Peu de visiteurs parcourent ces lieux, et, dans la matinée, les gardiens me laissent entrer une heure avant l'ouverture.

Direction Divandarreh puis Sanandaj, des villes kurdes au centre des affrontements contre le régime. Un itinéraire que j'avais déjà parcouru sous la pluie, il y a onze ans. Cette fois, pas un seul nuage, mais un ballet incessant de camions et de voitures. Une circulation sans doute encouragée par le prix de l’essence: treize centimes le litre. C’est moins qu'une bouteille d'eau. Comme lors de mon premier passage, je reste surpris de la simplicité du parc automobile qui semble quant à lui ne pas avoir changé: un nombre incalculable de Peugeot 405, de petites Saipa, et même de vieilles Paykan. Les véhicules neufs, souvent chinois, sont rares et surtout très chers. L'Iran pâtit encore des sanctions économiques.

Il n’y a qu’un seul autre client dans l’un de ces petits restaurants situés au bord de la chaussée que j'élis pour lieu de dîner. Et celui-ci m'invite à manger. Les mains jointes, je supplie en vain les gérants d’accepter mes quelques centaines de milliers de rials. Cette fois, il m'est impossible d’insister. « Ils ne prendront pas ton argent ». Mansour est le premier iranien (kurde) que je croise à pouvoir parler anglais. Alors que la nuit recouvre peu à peu les montagnes kurdes, il m’ouvre la route et m'invite à passer la nuit dans sa ferme de poulets 20 km plus loin.
Mansour m’explique que sur les quelque 36 000 volailles que compte l’élevage, plus une seule ne subsiste depuis près de quatre mois. Le taux de change aberrant imposé par les autorités notamment pour l’achat des céréales nécessaires à la production de nourriture des poulets ne permet plus de conserver son activité, alors même qu’il était le principal producteur de la région de Sanandaj/Marivan. « Nous sommes gouvernés par un régime de fascistes ». Lui qui a pourtant connu les dernières années de l’Iran des Pahlavi affiche son aversion pour le gouvernement. « Nous sommes passés d’une dictature à une autre. Nous espérons un jour avoir en Iran la même démocratie que celle que vous avez en France. » Un discours répété de concert par de nombreux Iraniens rencontrés sur les routes. Lorsque j’annonce être Français, les regards s’illuminent: « Faransa Khub-e ! » (« La France, c'est bien ! ») me répète-t-on. Loin de l’image véhiculée par le régime sur nos démocraties, qui s’avèrent au contraire un modèle pour beaucoup.
En attendant, Mansour et ses 3 employés se consacrent à développer la culture de la noix encore embryonnaire. « Je ne peux pas les abandonner. » Mansour, qui fait les aller-retours chaque jour jusqu’à sa ferme, rentre à Sanandaj. Je reste avec deux de ses employés, très attentionnés, avec lesquels j’améliore petit à petit mon farsi.

La route de montagne traverse le coeur du Kurdistan, une région aux traditions encore ancrées dans tous les villages disséminés dans un lacis de vallées silencieuses. Ici, les hommes de tous âges se parent encore de l’élégant costume traditionnel, fait d’une courte veste de velours recouvrant une chemise et le chalouar - un pantalon bouffant - de couleur sombre ou kaki. Une écharpe (ou une large ceinture en tissu) enserre la taille et contraste avec la couleur des vêtements. Parfois, on porte encore le keffieh, soigneusement enroulé en turban ou nonchalamment posé sur les épaules.
Plus rarement, les femmes arborent de leur côté au contraire des vêtements aux couleurs rutilantes, des robes en caftan brodées de motifs raffinés.
De petits villages de pierre s’adossent aux reliefs. Des villages traditionnels, dont certains sont désormais inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco. En 2011, la pluie m’avait découragé à prendre ces détours. Cette année, le soleil éclaire constamment mes journées et me permet d’atteindre plus aisément Palangan, l’un des emblèmes de la région. L’un des villages les plus touristiques également, quoiqu'aujourd'hui, il n’y a pratiquement personne.
Palangan enjambe d’étroites gorges qui semblent se faufiler au pied des immenses montagnes desséchées. Les dédales de maisons aux couleurs harmonieuses se fondent en terrasses et s'appuient sur les versants de parois abruptement rocailleuses. Ici, on vit autant sur les toits qu’à l’intérieur.
Au creux des vallées, les après-midis sont encore caniculaires en cette fin de mois de septembre. L’endroit est idéal : je reporterai mon départ tôt le lendemain.

La route royale

En Iran, chaque vendredi a des airs de dimanche. C’est jour férié et les Iraniens prennent tous l’air pour une journée de pique-nique. Car ici, on pique-nique à l’ombre de l’un des rares arbres qui s’élèvent dans ces vallées agricoles. On pique-nique dans les parcs publics. On pique-nique même au bord de la route ou encore à côté d’un cimetière.
Les familles sortent du coffre de leur Saipa ou de leur Peugeot 405 tapis, glacière, narguilé, mais aussi réchaud (et même brasero !). Que l’on y prépare un thé en amoureux, ou que l’on y mijote un délicieux abgusht (ragoût d’agneau), le pique-nique est une institution. Il n’y a pas meilleure occasion d’y faire des rencontres: on est souvent convié, si ce n’est à prendre le thé.
Il existe en Iran une dualité exacerbée entre le dedans, le privé en tant qu’espace de liberté, et le dehors, le public, contrôlé et lieu d’interdits. Le pique-nique fait figure d’unique entre-deux. Un moment où l’on reproduit à l’extérieur et à la vue de tous certains détails de la scène privée. Une occasion aussi pour certains de respirer un air plus libre, parfois loin du regard des Gardiens de la Révolution. Comme si le pique-nique parvenait à réconcilier le temps d’une journée les Iraniens avec les tabous du dehors.
Vers 16 heures débute dans un concert de klaxons et de sourires le défilé de véhicules retournant vers Kermanshah. Je me contente de rejoindre Bisotun, son parc, où les retardataires profitent de leurs derniers instants allongés sur leur tapis persan.

En face, la gigantesque falaise se déploie, verticale, à perte de vue, peinte de nuances heurtées de jaune orangée et de brun que lumières du soir et du matin exagèrent. Lové dans un escarpement à plus de 100 mètres au-dessus de la route antique, un bas-relief, à peine visible à l’oeil nu. On en devine les détails, représentant le roi Darius et les peuples conquis qui composaient son empire. Une plate-forme en bois permet uniquement aux archéologues d’en étudier les inscriptions. Situé à un carrefour d’anciennes routes impériales reliant les cités de Babylone et de Suse à Ecbatane (Hamedan), Darius Ier y avait fait graver il y a plus de 2500 ans et en trois langues son accession au trône ainsi que ses guerres victorieuses. Cette pierre de Rosette de l’écriture cunéiforme a accentué la compréhension de l’histoire mésopotamienne, considérée comme l’un des berceaux de la civilisation.


Je contourne Kermanshah pour éviter le trafic: direction le Sud-est. Une petite route coupe à travers des montagnes peuplées de kurdes et de bergers nomades.
Partir aux aurores m’épargne une partie des heures les plus chaudes, des heures durant lesquelles les pauses s’intensifient. Résultats: mes distances quotidiennes sont rallongées, jusqu’à près de 180 kilomètres. Des journées arides et monotones durant lesquelles j’absorbe près de douze litres d’eau ou de boissons telles que les limonades ou les sodas à base de malt.
D’anciens ponts sassanides et caravansérails oubliés rappellent l’importance de cette ancienne route royale, celle-là même qui reliait les capitales du haut plateau Iranien aux villes de la plaine de Mésopotamie. Au loin, je l’aperçois enfin, cette longue plaine brûlante qui s’étend du Koweït à la Syrie.
Une voiture s'arrête. « T’inviter à manger serait un honneur pour toute ma famille. » Ali sait trouver les mots (du moins ce que j’en comprends en farsi) pour écarter tout refus. Il m’attend 20 kilomètres plus loin, à l’entrée de la petite ville de Suse.
Derrière la petite cour intérieure, une maison familiale où s’étale une enfilade de tapis persans. On prépare le repas, assis au sol autour d’une grande sofreh, une nappe sur laquelle on dispose les différents plats. Avec les plus grands des égards, Ali, sa femme et ses trois fils mettent une attention particulière pour me combler. On appelle les voisins, d’autres membres de la famille: à chacun son tour, on vient pour me sourire, me questionner, toujours avec bienveillance. Et je deviens l’être le plus précieux sur terre, qu’il faut satisfaire, protéger, choyer. Un sens de l’hospitalité touchant qui n’en demeure pas moins quelquefois un peu démesuré.
Mohamed m’accompagne dans le petit musée et sur les ruines de l’ancienne ville six fois millénaire et dont les vestiges sont conservés au Louvre pendant que son jeune frère, Reza, s’affaire discrètement à m’acheter des souvenirs. L’air cuisant de la plaine me dissuade de poursuivre, une chaleur étouffante qui a raison des quelques rustines collées sur mes chambres à air depuis quelques jours. « Je vois que tu n’as pas de cadenas. C’est dangereux. En voici un. » Nourriture, vêtements, bracelets, chambre à air, ou encore cadenas. J’ai beau me démener pour refuser un cortège de présents, Ali n’en démord pas. Et lorsqu’il sort de son garage avec à la main un triangle de sécurité (« Ton vélo et tes sacoches sont noirs ») je parviens à grand-peine à le convaincre en lui montrant avec insistance ma petite lumière rouge. Une petite victoire.

Le Khouzistan est réglé sur une horloge distincte à celle d’une bonne partie de l’Iran. Avec ses températures caniculaires, les journées commencent tôt. Les échoppes ferment après 12h30, pendant la fournaise du jour, avant de reprendre leur activité dans la soirée. Aussi, aux premières minutes de l’aube, la circulation est déjà dense sur les grands axes que je m’empresse de quitter.

Un amoncellement de terre s’élève au-dessus de la plaine rizicole. Au détour de l’un d’eux, une gigantesque pyramide de briques orangées, dont les rangées de terrasses quadrangulaires se superposent vers le ciel. Parmi les ziggourats éparpillées dans la plaine d’Iran et d’Irak, Chogha Zanbil est la mieux conservée. Elle est l’une des plus jeunes également: un peu plus de trois millénaires seulement. Ces édifices religieux autrefois probablement surmontés de temples sont l’équivalent mésopotamien des pyramides d'Égypte. Et, bien que je sois arrivé trop tard pour y assister au lever du soleil, je demeure encore le seul visiteur sur ce qui restera pour moi l’un des sites les plus prodigieux de tout le Moyen-orient.

Je rejoins Shushtar vers midi. Il fait près de 45 degrés et il est déjà trop tard pour aller plus loin. La ville semble répondre à Suse, à l’autre bout de la plaine. Elle aussi est chargée d’histoire. Son système d’irrigation a été entrepris dès l’époque de Darius Ier, au VIe siècle avant notre ère. Il s’agissait à la fois de contrôler en partie l’irrigation du bassin mésopotamien (et donc l’agriculture), mais également d’y développer un ingénieux système de moulins. Je passe une après-midi à me reposer dans une chambre climatisée, avant l'assaut des pentes du Zagros.

S'il n'y avait qu'un lieu...

La route quitte la plaine. La crainte de la chaleur lors de ces premiers escarpements m’avait fait quitter Shushtar avant l’aube. Le large ruban d'asphalte découpe les reliefs de canyons en sommets avant de redescendre au fond des vallées au prix de pentes sévères. Au terme d’une longue journée, un col à plus de 1500 mètres d’altitude sépare le Khouzistan des hautes cimes du Zagros. Au sommet, un interminable tunnel cisèle la roche. L’autre versant est invisible. Pourtant, les bergers et leurs imposants troupeaux de chèvres et de moutons s’y engouffrent audacieusement.
On entre en territoire bakhtiari, ces nomades dont les tentes s’éparpillent dans les montagnes arides.
La route s'élève encore et serpente dans ces séries de lacets serrés qui annoncent un nouveau col. A plus de 2000 mètres, on respire à nouveau de l’air frais. La descente bifurque vers une belle vallée boisée surmontée par d’impressionnantes falaises. Le lit de la rivière, à sec, se gorge progressivement de l’eau des quelques sources qui jaillissent d’un alignement de sommets qui franchissent la barre des 4000 mètres.
Comme les Kurdes, les Bakhtiaris ont su conserver une identité forte. Les hommes portent encore un bonnet cylindrique de feutre, une chemise et un pantalon large très sombres, assortis quelques fois à des gilets sans manche faits de laine blanche et de rayures verticales de couleur indigo. Fréquemment, ils se regroupent dans les villages, ou sur le bord des routes, à proximité de leur troupeau, entamant alors des discussions animées en langue lori.

Un dernier col, avec plus de 20 kilomètres de montée, permet d’atteindre cette fois les 2800 mètres d’altitude. Les camions me klaxonnent, les automobilistes m’encouragent. Certains s'arrêtent même brutalement (et en me coupant la route), curieux de savoir d’où je viens, si j’ai besoin d’aide, ou encore pour me tendre une bouteille d’eau. Des arrêts si fréquents, à quelques centaines de mètres d’intervalle parfois, qu’il m’est difficile de retrouver mon rythme.

Depuis la plaine du Khouzistan, il n’existe qu’une seule voie qui traverse ces montagnes. Aussi, dans la descente qui mène progressivement à Ispahan, je retrouve des automobilistes qui m'avaient croisé la veille, où même deux jours auparavant. L'un d'eux m'indique que les services secrets se sont renseignés sur moi, ont posé des questions aux personnes que j'avais rencontré. Des contrôles de routine certes, mais sans doute plus prononcés à la lumière des récents événements.
Il ne reste plus que l’immense plateau d’Ispahan, dans laquelle repose une multitude de petites villes et un enchevêtrement d’autoroutes dangereuses. Je leur préfère des axes moins fréquentés, qui prennent le pouls des villages et m’offrent de nouvelles belles rencontres.

Ispahan foisonne de sites spectaculaires que je n'avais pas pris le temps de visiter lors de mon dernier séjour. Chehel Sotun et ses impressionnantes fresques murales. Ou encore la cathédrale arménienne de Vank, qui n'a rien à envier à la chapelle Sixtine. Difficile d'imaginer que l'une des plus belles églises du monde se trouve en Iran.
Ispahan n’usurpe pas son surnom de Moitié du Monde. Si bien qu’au bout de ses longues avenues bordées d’arbres s’étendent un quartier arménien, ou encore un quartier juif ponctué de rares synagogues. Autant de vestiges encore visibles du cosmopolitisme de la capitale safavide.
Mais s’il n’y avait qu’un lieu, je choisirais la place Naqsh-e Jahan. Les mosquées qui encadrent l’immense place rectangulaire, épicentre de l’empire du Shah Abbas Ier, sont parmi les plus belles du monde. Les mille notes de bleu magnétisent leur portail monumentalement raffiné. Sous leur dôme finement coloré, les arabesques jouent entre ombres et lumières.
On pourrait passer ses journées à s'y détendre. Le lieu est propice à la rêverie, à la réflexion, à l'observation. On assiste alors à des scènes de vie quotidienne. Les familles y pique-niquent, s’y prélassent, s'y promènent. Les enfants jouent dans les fontaines, les couples s'embrassent parfois langoureusement. La place est une pause, un entracte au régime, un endroit où le temps s’arrête, où les interdits s'adoucissent. On se sent loin du bouillonnement des grandes avenues ispahanaises. Aujourd’hui, les seuls touristes ne sont que presque exclusivement Iraniens.
Au déclin du jour, on distingue une, deux, puis des dizaines de coquettes Iraniennes libérant leurs cheveux à l’air pur d’Ispahan. Elles remettent le temps d'un instant le voile qu’elles ont ôté au bruit pétaradant des motos des rares bassidji qui arpentent ou épient les rues. Lorsque la nuit recouvre les coupoles turquoise, elles sont alors plus nombreuses à le laisser tomber désinvoltement sur les épaules, profitant de la pénombre pour laisser cours à une liberté pourtant fondamentale.
Au restaurant, l'une d’elles le retire à la lumière de tous dans un geste fier et plein de grâce, révélant de magnifiques cheveux ondulés sur un visage harmonieux. Personne ne semble se soucier ni même s’opposer à cet acte de résistance, un affront si juste, mais admirablement audacieux. Je veux y voir un soutien silencieux, mais vérace d'une population désabusée, majoritairement encore effrayée par une quelconque manifestation en public à l’encontre de son régime. Encourager ouvertement l’outrage serait sévèrement puni. Mais l’espoir que ces femmes portent est contagieux. Et je m’enthousiasme devant leur courage et leur adresse un sourire plein d'empathie.

Je reste sur la place jusqu'aux derniers instants de mon voyage, m'imprégnant de cet air étrange d'Iran. Un pays fascinant qui paraît avoir si peu changé depuis mon dernier passage. Un pays inondé de paradoxes, au peuple à l’incroyable hospitalité. Certainement, avec le Soudan, le pays le plus accueillant au monde. J’en garde l’image d’une société urbaine souvent cultivée, toujours curieuse, et assidûment ouverte sur le monde.
Ce sont bien les Iraniens qui ont véritablement illuminé mon voyage. Et plus que jamais, mes pensées vont vers ce peuple si attachant, qui ne mérite certainement pas le régime qui le gouverne.
Peut-être pourra-t-on se demander pourquoi l’accueil y est aussi intense. Est-ce la coutume du taarof mêlée à une hospitalité typiquement musulmane ? Ou peut-être est-ce surtout cette irrésistible envie de liberté, ce cri à l’unisson de tout un peuple de se dissocier de son régime. Car du plus au moins fortuné, qu’ils soient Kurdes, Azeris ou Persans, tous les Iraniens rencontrés ont déployé des trésors d’attentions pour que le voyageur conserve une image différente de l’Iran, une image sincère, touchante.
Alors, au moment de rentrer, il me revient encore les mots de Bijan, spontanés et poignants, résonnants de la plaine du Khouzistan aux villages du Kurdistan, des montagnes d'Azerbaïdjan à ce plateau d'Ispahan. « Ne nous oublie pas ».

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